Préface à Loin de Rome de Pablo Montoya par Hervé Le Corre

Préface à Loin de Rome de Pablo Montoya

Texte publié dans l’édition de L’atinoir, 2022, 180 p.

C’est aux confins de l’Empire que le poète latin Publius Ovidius Naso passera les dernières années de son existence, dans le port-garnison de Tomes (actuelle Constantza), sur les rives du Pont-Euxin. C’est dans cet exil que le poète écrira aussi ses dernières œuvres poétiques, les Tristes et les Pontiques, vraisemblablement entre l’an 7 et l’an 17 de notre ère, et sans doute aussi des poèmes en langue gétique, la langue des barbares, selon son propre aveu (et Getico scripsi sermone libellum).

La figure d’Ovide, on le sait, n’a cessé de fasciner les écrivains, comme sujet politique autant que poétique. La mention du livre de Vintila Horia, Dieu est né en exil (prix Goncourt 1960), en dépit des polémiques déchaînées par les positions politiques de l’auteur, est ici nécessaire, parce qu’il s’agit d’une narration à la première personne avec une forte dimension politique, dans une Roumanie qui, à l’époque, constituait le finis terrae d’un autre Empire.  Pablo Montoya, depuis une perspective idéologique très éloignée, utilise un dispositif qui rappelle celui de Vintila Horia : une narration à la première personne (sauf pour un chapitre), en prise directe avec les questions politiques, ici de l’exil et des migrations.

Avec ce livre, publié en 2008 dans sa version originale, le lecteur a accès au second livre de Montoya traduit en français, après donc, en 2018, Triptyque de l’infamie (prix Rómulo Gallegos, 2015). La question de l’exil rassemble, en partie, les deux ouvrages, et une image, celle de l’exilé devant le grand miroir, presque monochrome, du lac de Genève, pour l’artiste huguenot Dubois, personnage central du Tryptique de l’infamie, et celle de l’Ovide de Loin de Rome, sur les rivages de la Mer Noire, contemplant le vol d’une mouette sur une mer semblable à une « exhalaison grise ».

De cette atonie, de ce fond uniforme, émergera, après l’expérience du deuil, le tableau de Dubois : Le massacre de la Saint-Barthélémy. Pour l’Ovide de Montoya, la grise étendue de la mer semble jouer un rôle semblable, dans un double mouvement. D’abord par une espèce de repli symbolique : l’espace d’inscription, où le poète renouera avec l’écriture, sera le rivage, une frontière ou plutôt un limes, où le personnage découvre le lieu de sa singularité, d’une inscription possible de l’Autre, fût-elle évanescente, et sans doute, de celle de l’histoire, de celle d’une terre dont il accepte qu’elle devienne la sienne. Ensuite ce sera le déploiement du dernier chapitre, dans un paysage maritime où, pour le dire avec les vocables rimbaldiens, l’on touche à une espèce d’éternité, celle de « la mer allée/avec le soleil». Le nom du poète se diluant alors, s’atomisant (Tomes), s’abîmant dans le tourbillon des particules lumineuses.

Entre la spécularité inquiète du début et cette dilution finale, l’histoire d’un corps, saisi à ses confins. Un corps qui vieillit, dont on ressent cependant, dès les premières pages, l’intacte capacité synesthésique. Un corps de parole et de langage surtout, qui d’abord souffre de la « confusion des langues barbares », de l’impossibilité de communiquer avec ses hôtes, dans cette cabane rustique où il gît, s’enveloppant frileusement de peaux de bêtes, mais qui, dans le même et lent mouvement de déploiement, sort de sa clôture, et apprend à entendre les langues de l’autre, l’autre donc de sa propre langue, les variations du latin, les langues barbares, les infinies modulations.

Corps politique aussi qui, depuis ces confins où il est relégué, à portée des flèches empoisonnées des « barbares », découvre la réalité d’un Empire fragmenté en un immense archipel de cultures et de langues, loin du mythe d’une langue et d’un maître (Caesar) uniques. Espace fluide de migrations et d’échanges, qui est illustré par quelques personnages, riches de leurs origines mêlées, comme Higinius, l’ami originaire d’Hispanie, qui parle mieux le Grec et le Latin que n’importe lequel des citoyens de Rome, ou bien le dernier amour du poète, Emilia qui, alors que le poète découvre que le latin est l’ultime demeure de sa pensée (ou son « aître », pour le dire avec Maldiney), rêve dans des langues qu’elle ignore. Infini du langage et des corps, contre les injonctions du politique.

Le corps, le corps d’Ovide, est traversé de flux, de rafales oniriques, de béances par où surgissent les hallucinations,  où il lui arrive de dialoguer avec les morts (son frère) ou bien d’accéder à des visions anachroniques et prophétiques, comme dans le chapitre intitulé « La cicatrice » ou dans un autre, « La multitude », situable encore dans cet espace intermédiaire, entre le cauchemar et l’éveil, où défile une foule exodique, venue comme du fond de l’Histoire, vers une improbable Terre promise, pour n’être finalement plus que « cendre et fumée ». L’Exode, comme la projection historique d’une expérience personnelle, l’exil ; ou comme un cauchemar qui défile sous les yeux d’un narrateur que personne ne verrait. Mondes frontaliers donc, qu’un invisible voile semble séparer, mais qu’unit un semblable destin.

L’écriture de Montoya est précise, les phrases sont brèves, incisives. Son Ovide, comme le Virgile de Broch (on se souviendra que le roman de Broch, La mort de Virgile, commence aussi devant la mer, sur une –autre- rive), saisit le lecteur par sa capacité à communiquer une expérience, à l’ancrer dans un corps et ses circonstances, à l’emporter dans le flux d’une parole poétique. Que les éditions L’atinoir soient remerciées pour nous donner à lire et à entendre une des voix les plus originales de la littérature latino-américaine contemporaine.

Hervé Le Corre

Université de Paris 3 Sorbonne-Nouvelle