Conversation avec Gabriela Wiener à propos de son livre Portrait Huaco

Conversation avec Gabriela Wiener à l’occasion de la publication en français

de Portrait Huaco, Métailié, 2023, traduction de l’espagnol (Pérou), par Laura Alcoba, 160 p. [Huaco retrato, Random House, 2021]

Présentation de l’éditeur :

« Cela commence avec un choc : la narratrice visite le Musée du quai Branly et regarde une pièce où elle croit se voir dans un miroir brisé par les siècles. Cette pièce est un portrait huaco, une statuette de céramique préhispanique représentant un visage indigène. Et la salle d’exposition porte le nom de son aïeul, Charles Wiener. Un explorateur connu pour avoir “failli” découvrir Machu Picchu et présenté ses trouvailles dans le cadre de l’Exposition universelle de Paris, comptant entre autres attractions un zoo humain. Et il est à l’origine de la lignée des Wiener péruviens. »

Avec cette traduction, le livre revient en France, lieu où l’histoire commence, plus précisément au Musée du quai Branly, mais aussi pays de départ des expéditions de Charles Wiener.

Le livre commence ici. En effet, il a une symbolique particulière pour moi. D’ailleurs, je suis retournée au musée il y a quelques jours et j’ai acheté ceci [montrant une publication du Musée du quai Branly montrant le visage de Chirac et derrière lui, sous forme translucide, le visage d’une sculpture d’origine africaine[1]]. Dites-moi si ce n’est pas la couverture de Portrait Huaco ?

Compte tenu des causes que vous défendez tout au long de votre œuvre et qui sont également présentes dans Portrait Huaco, une attaque contre le patriarcat et le racisme, entre autres, quel type de débat aimeriez-vous voir naître parmi vos lecteurs français, où ces questions sont également présentes ?

Quand on comprend que l’histoire de l’Occident repose en fait sur des crimes (extermination, ethnocide, état de colonialisme permanent), ce n’est pas du passé, c’est dans notre dynamique quotidienne. De plus, c’est une question structurelle de nos relations entre territoires, entre pays, entre peuples, au sein d’absolument tout, le colonialisme occupe absolument tout. L’essentiel serait qu’en France, en Espagne, en Europe en général, on en parle davantage, beaucoup plus qu’aujourd’hui. Et surtout, beaucoup moins de paroles et plus d’actions. Par exemple, arrêter de parler de restitution et restituer.

Enfin, nous ne parlons pas du passé, nous parlons du présent. Nous parlons de la relation que les grandes puissances coloniales du XIXème siècle, dont parle le livre, entretiennent toujours avec la migration. J’aimerais donc que mon livre suscite la discussion et le débat, qu’il mette sur la table le fait que l’on ne peut comprendre la migration sans analyser l’ensemble du drame de la colonisation. En d’autres termes, si, dans le Sud global, nous avons des pays démolis par la guerre, par la faim, par le pillage, par des multinationales qui les considèrent encore comme des lieux d’exploitation des ressources naturelles qui ont forgé la richesse de l’Europe, comment ces personnes ne viendraient-elles pas frapper aux portes pour dire : « ici aussi, il y a une partie qui me correspond ». En Espagne, nous parlons beaucoup de la restitution de l’or : « Et pourquoi publiez-vous dans une multinationale ? Pourquoi voulez-vous être publiée en France si vous êtes si anticolonialiste ? – Parce que je veux récupérer mon or ». Dans le cas de la France, je veux aussi récupérer mon autonomie culturelle.

Pour moi, la décolonisation est un sujet qui semble utopique mais qui est quotidien : se lire les uns les autres. Dans le livre, j’évoque aussi l’idée de baiser les uns avec les autres. Parce que nous avons aussi blanchi notre désir, notre intérêt culturel, nous avons blanchi notre savoir, nous avons arrêté de nous lire pour lire ceux qui ont l’autorité culturelle, l’autorité artistique, l’autorité intellectuelle. C’est comme si une seule culture, la culture occidentale, pour les Latino-Américains, tant des États-Unis que de l’Europe, était ce que nous devions consommer. Il y a eu une imposition et en même temps un appauvrissement qui se traduit, du moins dans mon pays, par une éducation terrible, précaire et très médiocre. Et tout cela reste des vestiges coloniaux, parce que les classes dirigeantes blanches et créoles n’ont fait que continuer à appauvrir le peuple et à gouverner, sans jamais vouloir lâcher le pouvoir.

Et c’est ce qui se passe en ce moment. Une révolution est en cours au Pérou, un soulèvement indigène. Ils se battent depuis septembre. C’est précisément parce qu’ils sont privés de tout pouvoir politique, qu’ils sont privés de la légitimité de leur vote, parce que la personne qu’ils considèrent comme leur représentant, le président, est maintenant en prison. En outre, comme toujours sur les hauts plateaux, on a assassiné des personnes qui protestaient, une répression sanglante. On a tué près de soixante-dix personnes. Ce gouvernement n’est manifestement pas un gouvernement démocratique, mais un gouvernement militaire et répressif, qui recueille 80 % de désapprobation. Le Congrès aussi, avec 80 % de désapprobation, est une mafia. C’est une mafia qui ne veut pas quitter le pouvoir, même si l’ensemble de la société le lui demande. Et même si nous constatons depuis des mois que ceux qui s’y investissent à nouveau sont ceux qui s’y sont toujours investis.

Mais comme vous le savez, depuis le XIXème siècle, depuis les guerres d’indépendance et évidemment, je dirais, depuis 500 ans, la résistance indigène a été étouffée, persécutée et dans de nombreux cas, exterminée. C’est-à-dire que chaque fois que l’Indien essaie de prendre le pouvoir, les élites dominantes l’éliminent immédiatement, éliminent sa possibilité de gouvernement. Et nous voyons cela tout le temps. C’est un peu énorme, mais il faut leur laisser le droit à l’erreur. Je veux dire que nous sommes un État plurinational, nous devrions être un État plurinational. Il y a plusieurs nations au sein d’un même pays et il n’y a pas moyen parce qu’il y a un effondrement du système politique en ce moment au Pérou.

Quelles « portes » ou perspectives d’écriture se sont ouvertes après Portrait Huaco ?

Je pense que Portrait Huaco a mis au jour quelque chose que j’avais beaucoup refoulé ou pour lequel je me sentais très incompétente, à savoir la fiction, c’est-à-dire la possibilité d’inventer. Comme j’avais surtout évolué dans le domaine des chroniques et de la non-fiction, c’est ainsi que j’ai commencé à publier dans Etiqueta Negra[2]. Bien que j’aie toujours écrit une chronique personnelle, autobiographique, ce qui me permettait d’être très à la limite de la fiction, jusqu’à présent, je n’avais pas ouvertement cherché à inventer. Et dans mon prochain livre, que je suis en train d’écrire, il s’agit beaucoup plus d’un roman. Je dirais que Portrait Huaco est un livre hybride, mais il contient beaucoup d’autofiction. Et ce roman est beaucoup plus romanesque, je suis beaucoup plus ancrée dans le territoire de la fiction. Je pense que ce livre m’a poussée à le faire de manière très organique.

L’idée du patriarche familial prend-elle fin, renforce-t-elle l’idée d’utiliser des expériences personnelles dans votre travail, ou ressentez-vous le besoin de vous éloigner de cette méthode ?

C’est-à-dire que dans la mesure où c’est l’histoire d’un effacement, l’effacement d’une identité ou d’une identité qui tente de s’effacer, ma réponse est justement l’imagination. Puisque ce passé a été effacé, puisque je ne suis pas sûre d’être une descendante de ce monsieur. Je ne sais pas qui était mon arrière-arrière-grand-mère. Je ne sais pas ce qu’est devenu cet enfant. Je vais inventer leur vie. C’est un peu dans le vide de l’information, ce qui est généralement le cas avec nos vies colonisées, plutôt qu’avec nos ancêtres, que ce qui se passe, c’est qu’à travers la littérature, ce que nous pouvons faire, c’est récupérer cette mémoire. Parce que nous n’avons pas de livres comme ceux de Charles Wiener, ni de photos, ni rien de tout cela, ni de cinéma. Ce que nous faisons, c’est raconter une histoire différente de l’histoire officielle. L’histoire officielle a toujours été celle de l’homme blanc, européen. Dans ce cas, même au sein de ma famille, l’histoire était « l’histoire qui comptait », l’histoire qui pouvait être racontée et qui se transmettait de génération en génération, c’était son histoire à lui, celle d’un homme qui quitte femme et enfant, d’un homme raciste de son temps. Et c’est de ce personnage que je veux me dissocier, je veux aussi parler de ce racisme profond, qui existe même au sein des familles et des environnements intimes.

Quelles sont les nouvelles inconnues auxquelles vous êtes confrontée ?

Je pense que le thème du racisme, du corps, du désir, se poursuivra peut-être dans mon prochain roman. Mais en ce moment, par exemple, je travaille beaucoup sur le thème de la révolution et sur la façon dont les mouvements révolutionnaires et libérateurs sont marqués par une profonde violence et par des conflits qui reflètent également des choses qui se sont produites au sein du féminisme, de la gauche. Et comment, en fin de compte, le pouvoir submerge tout. Même lorsque nous essayons très intentionnellement de transformer les choses sur le plan social.

Traduction L’autre Amérique


[1] « Jacques Chirac ou les dialogues des cultures », Beaux Arts Magazine & Musée du Quai Branly, 29 juin 2016, 52 p.

[2] Revue péruvienne de journalisme qui aborde le cinéma, l’érotisme, la mode, la cuisine, parmi d’autres sujets.