Eduardo Huarag, Débarcadère, traduit de l’espagnol (Pérou) par Marie-Madeleine Gladieu et Isabelle Dessommes, Arpents de Sud, 2023, 198 p. [La barca, Editorial San Marcos, 2007]
À la suite d’une bagarre lors d’une partie de cartes qui a mal tourné, Santiago est contraint de quitter sa Lima natale pour Huamanga où il rencontre dès son arrivée Alejandra. Le coup de foudre entre les deux est instantané et réciproque. Peu à peu, Santiago se rend compte qu’Alejandra est non seulement l’amour de sa vie mais aussi un membre actif et important du Sendero Luminoso et il tente de faire prévaloir leur amour sur la cause politique si chère à Alejandra. Les interventions des forces armées mettent à mal le mouvement et forcent Alejandra et Santiago à fuir ensemble, jetant ainsi le couple dans une fuite en avant dramatique dans laquelle trahisons, fusillades, prison, évasions et manigances sont leur lot jusqu’à ce que Santiago convainque finalement Alejandra de quitter le Pérou et de laisser derrière elle la lutte armée. Leur plan les conduit au débarcadère où Carmen, une amie d’Alejandra, leur a trouvé une place sur un bateau clandestin qui traverse le grand lac. Manque de chance, les places sont limitées et Santiago ne peut pas embarquer avec Alejandra.
Débarcadère raconte donc l’histoire d’amour entre Santiago, jeune homme de Lima, et Alejandra, jeune militante du Sendero Luminoso, après leur séparation au bord du débarcadère alors qu’ils tentaient de fuir le Pérou. Raconté en partie par Alejandra, en partie à la troisième personne et en partie sous forme de dialogue entre Santiago et le journaliste Julián Martínez, ce récit mêlant histoire d’amour et événements politiques dépeint avec force le climat social et politique du Pérou des années 1980 marqués par les affrontements entre le Sendero Luminoso et les forces de l’État.
La narration non chronologique et séparée en trois formes narratives principales donne de la vie au texte et maintient le lecteur actif tout au long de la lecture. Elle permet à l’auteur de passer de moments plus introspectifs et sentimentaux (Santiago à la première personne) à des moments plus descriptifs (à la troisième personne). Les dialogues entre Santiago et Julián Martínez permettent d’éclaircir certains aspects obscurs du récit et sont un excellent moyen de contextualiser la situation sociopolitique du roman. L’usage de très longues phrases dans les passages descriptifs, bien qu’un peu surprenant au début, se marie très bien à l’ensemble du texte et l’écriture efficace ajoute une grande vivacité.
Ce roman est un grand voyage pour le lecteur : temporel, avec son plongeon dans le Pérou des années 1980 très mouvementées ; spatial, avec ses va-et-vient entre la mégalopole où voyous, gitans, hommes aux affaires douteuses s’activent et les montagnes arides des Andes où les révolutionnaires préparent leurs actions subversives ; et même mystique, quand il se déroule dans la peau du Varayoc, le grand-père d’Alejandra. Ce grand voyage tient le lecteur en haleine tout au long du récit, autant par la profondeur de la fresque sociale ainsi dépeinte que par le charisme de personnages très attachants.
Daniel Vito Papa