Roca pelada de Eduardo Fernando Varela par Axel Moller

Version en espagnol

Eduardo Fernando Varela, Roca pelada, traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry, Métailié, 2023, 352 p. [Roca pelada, Tusquets, 2023]

Proust, dans son œuvre monumentale consacrée à l’éphémère, disait que le vrai paradis est le paradis perdu. Et si nous n’avions rien à perdre, rien à gagner, pas de temps, pas de mémoire ? Dans Roca Pelada, l’écrivain argentin Eduardo Fernando Varela nous emmène à cinq mille mètres d’altitude pour nous raconter l’histoire du lieutenant Costa, responsable d’un poste frontière inhospitalier, la Guardia de la Frontera, situé dans la ville de Roca Pelada. Une frontière de pierres blanches les sépare de la Ronda de los confines, un complexe militaire abritant les carabiniers du pays voisin avec lequel il existe une tension historique. Les journées du lieutenant Costa s’entremêlent dans un continuum informe. Entouré de sommets à perte de vue, d’un air trop pur, de peu d’oxygène et d’un paysage statique, la vie n’avance ni ne recule. Peu à peu, nous découvrons la vie monotone de soldats peu convaincus de leur mission : garder une frontière dont personne ne se soucie. Leurs objectifs : déplacer les limites de la frontière pour gagner quelques mètres sur les carabiniers, voler des météorites sans valeur, organiser des matches de football impossibles à jouer à cause de l’altitude, attendre le train de ravitaillement toujours en retard. En même temps, Varela réussit à introduire de l’humour qui agit comme une bouffée d’oxygène.

À un moment de l’histoire, le lieutenant Costa retourne un livre ouvert, de manière à ce que la couverture s’élève comme un pic. Par ce mouvement, il tente d’expliquer la formation de la chaîne de montagnes où ils vivent. L’arrivée de nouvelles recrues venues des marais d’un pays qui n’est jamais nommé, l’apparition d’un vieil homme fou qui erre dans les lieux sans demander la permission, et Vera, la nouvelle commandante de la Ronda de los confines, fonctionnent comme des plaques tectoniques qui secouent la vie plate de Costa. Le mouvement réveille les personnages, les fait vivre, et avec les expériences viennent les sentiments. Un sergent sardonique qui passe de l’autre côté devient soudain mélancolique à propos de ce qu’il a laissé derrière lui, un commandant qui demande à être transféré à un poste près de la mer se rend compte que la montagne l’a changé pour toujours, les recrues dans le marais trouvent le bonheur loin de là et Costa, amoureux et abandonné par Vera, décide de laisser derrière lui la seule chose qu’il ait jamais eue dans sa vie : l’uniforme militaire.

Avec beaucoup de succès et quelques erreurs, Varela réussit à suspendre le temps et l’espace (nous ne connaissons jamais le nom des pays, ni l’heure) pour essayer de réduire au maximum les distractions et nous parler du monde universel et éternel de l’humanité. Les paradis perdus commencent à se dresser comme des sommets inaccessibles mais présents, teintés d’un humour absurde (cet absurde qui naît du silence face à une question posée à haute voix) qui nous permet de voir que même dans les endroits les plus inhospitaliers, même dans le non-sens le plus vide, parmi les minéraux, les météorites et les roches, l’humanité peut s’épanouir.

Axel Moller

Traduction L’autre Amérique