Pedro Lemebel, Je tremble, ô Matador, traduit de l’espagnol (Chili) par Alexandra Carrasco, Gallimard, 2023, 208 p. [Tengo miedo torero, Anagrama, 2001]
« Une année marquée au feu des pneus qui fumaient dans les rues d’un Santiago quadrillé par les patrouilles de police. » Telle est la deuxième phrase de Je tremble, ô Matador, dont l’action se déroule au printemps 1986 au Chili. Aussi, dès le début, on perçoit un étrange écho avec la situation en France à l’été 2023 : les bombes lacrymogènes qui abondent dans les airs chiliens traversent avec une déconcertante facilité les frontières de l’espace et du temps…
Écrit en 2001, Je tremble, ô Matador enchante par sa langue baroque et par sa minutieuse structure qui entremêle une histoire d’amour entre deux homosexuels – l’un jeune révolutionnaire membre du Front patriotique, Manuel Rodríguez (préparant un attentat contre Pinochet), et l’autre, la Folle du Front, « pédé rococo » travesti, muni d’un dentier qu’il enlève soigneusement pour entreprendre les fellations les plus délicates possibles –, avec la routine affreusement pépère de Pinochet et de la première Dame.
La préciosité fantaisiste de l’écriture s’accouple avec la précision du tissage entre l’histoire du Chili et celle d’une romance gay. A ce titre, les annonces funestes de la Radio Cooperativa qui assènent régulièrement l’effrayante réalité du pays, alternent malicieusement avec des airs mélodramatiques (desquels le titre provient et notez qu’une playlist du livre existe sur Spotify, immersion musicale assurée), occasions pour de sulfureuses confessions amoureuses entre les deux « dégénérés », à en croire l’homophobe dictateur…
Dans cet unique roman, Lemebel s’amuse à subvertir la tradition latino-américaine des romans de dictateurs, ridiculisant à la fois une littérature datée et le pouvoir en place en choisissant de s’intéresser à la femme du dictateur, personnage grotesque, qui écoute religieusement ce que son coiffeur Gonzalo lui raconte.
Texte important pour les lecteurs et les lectrices queer, il est plus que louable que les genres se mélangent : parfois il, parfois elle, la Folle du Front peut remercier la traductrice, qui refuse habilement l’emploi du iel au profit d’un va-et-vient sensuel qui métaphorise au mieux l’identité du personnage principal.
Autre astuce d’imbrication narrative, la Folle du Front brode des nappes pour un général. Alors qu’elle livre son travail et se trouve dans la salle à manger, elle imagine un dîner où la viande rouge est dévorée « parce que les hommes l’aiment saignante, presque crue, pour que quand ils plantent le couteau dedans, la tranche ressemble à une blessure béante ». Reflet d’une dictature sanglante dont les plaies sont fictivement pansées par la jouissance d’une langue qui dévoile la bêtise du pouvoir et lubrifie de sa salive la beauté des marginaux.
Symbole du tressage de l’amour subversif et de la dictature chilienne, l’explication de Carlos, l’étudiant rebelle, à propos d’une chanson qui vient de passer à la radio : « elle parle de tout ce qu’on est prêt à faire pour la personne qu’on aime. Moi, je ferais la même chose, mais pour le Chili. » Parfaite illustration d’un roman rempli d’amour, de désir envers ceux qui nous font bander autant que pour un pays chéri que l’on veut sauver. Je tremble, ô Matador déborde d’un érotisme à la fois charnel et utopique, comme la fiction se doit de le perpétuer.
Bien que le constat clôturant le roman semble celui d’un échec – « tu vois, mon amour, que mon attentat a raté autant que le tien » –, une parole pareille rappelle à quel point ce texte est une réussite littéraire, où l’amour et la politique, la petite histoire et l’avenir d’un pays, s’imbriquent l’un dans l’autre, se caressent, jusqu’à faire trembler la braguette du pouvoir, tout en créant un raz-de-marée dans la littérature chilienne.
Léo Gazier Barraco