Nocturne du Chili de Roberto Bolaño par Philippe Bouverot

Roberto Bolaño, Nocturne du Chili, traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, Christian Bourgois, 2007, 152 p. [Nocturno de Chile, Anagrama, 2000]

Pour nombre de connaisseurs, Nocturne du Chili constitue une bonne entrée dans l’œuvre protéiforme de Roberto Bolaño.

Dans cette fiction biographique l’auteur nous immerge dans le flot tempétueux, les méandres et la noirceur de la pensée du père Urrutia Lacroix[1], qui va mourir. Lui qui n’a jamais douté de ses choix, sa vie durant, ne comprend pas le tourment qui l’accable au seuil de la mort. Quel est ce jeune homme aux cheveux blancs qui a répandu ces infamies sur son compte, celui qui a déchaîné cette « tempête de merde» ?

Se peut-il que le père Urrutia, sur le point de mourir, ait mauvaise conscience ou des remords ? Certes non.

Qui est donc le père Urrutia Lacroix, alias Ibacache ?

Un ecclésiastique chilien, critique littéraire reconnu et poète, dont l’influence portera longtemps sur la vie culturelle chilienne. Ami des puissants, il évoluera toujours et jusqu’au bout, dans les premiers cercles du pouvoir, essentiellement sous le règne de la dictature militaire.

Toujours en faignant de ne rien voir, de ne rien entendre ou de ne rien comprendre de la marche du monde et de la société chilienne.

Pour preuve, lors de l’accession d’Allende au pouvoir, il ne trouve rien de plus urgent à faire que de s’enfermer pour relire les philosophes grecs.

Ami des puissants et détaché des réalités du pays, il lui fut donné de participer, alors qu’un impitoyable couvre-feu s’imposait au reste de la société, à des soirées privées, littéraires et mondaines dans la demeure luxueuse d’une célébrité chilienne, Maria Canales[2], elle-même épouse d’un instructeur américain de la police politique. Alors que les intellectuels devisaient au salon, au même moment, dans les caves, on torturait les opposants avant que ceux-ci ne disparaissent à jamais.

Nous savons aujourd’hui que cet épisode est rigoureusement avéré.

Cette relecture des années qui ont précédé et suivi le coup d’état de 1973 permet ainsi d’aborder l’histoire sans fin de la complaisance et de la compromission des élites intellectuelles vis-à-vis « des forces du mal » et du pouvoir.

Lors d’un échange mondain et raffiné entre le père Ibacache et Don Salvador Reyes, diplomate subtil, ce dernier lui relate un épisode vécu à Paris durant la Seconde Guerre mondiale. Un concours de circonstance conduit Don Salvador à croiser le grand écrivain Ernst Jünger, alors officier de la Wehrmacht en poste à Paris, qui vit dans l’opulence des hôtels de luxe. Tous deux sont amenés à visiter un peintre guatémaltèque qui vit reclus dans le plus grand dénuement, car il refuse un monde où ne primerait pas la vertu.

Le contraste illustre les obsessions de Bolaño dénonçant un monde où ce sont souvent les « méchants » qui triomphent à la fin, où la bonne fortune et la vertu ne s’ajustent pas et où la valeur artistique est indépendante de la valeur morale.

Roberto Bolaño, qui admirait Jünger en tant qu’écrivain, est fasciné par le mal et par l’idée que la littérature mène souvent un combat inutile et perdu d’avance. Il restera cependant jusqu’au bout ce combattant de l’impossible qui jamais n’abdiquera.

Philippe Bouverot


[1] Roberto Bolaño s’est inspiré pour le père Ibacache  (Sebastian Urrutia Lacroix) : d’Ignacio Valente (José Miguel Ibañez Langlois) né en 1936. Intellectuel, poète, écrivain et universitaire chilien.

[2] L’inspiration pour María Canales provient de la vie de Mariana Callejas (1932-2016), écrivaine, membre de la DINA tout comme son mari, Michael Townley (1942-2016), Américain, instructeur au sein de la DINA