Vers la mère, Lorena Salazar, traduit de l’espagnol (Colombie) par Isabelle Gugnon, Bernard Grasset, 2023, 253 p. [Esta herida llena de peces, Tránsito, 2021]
Le titre espagnol Esta herida llena de peces dont la traduction serait Cette blessure gorgée de poissons est aussi énigmatique que poétique et donne bien la tonalité de ce beau roman de Lorena Salazar, jeune autrice colombienne, née à Medellín.
Le titre français Vers la mère exprime le but de ce voyage en pirogue aussi lent et sinueux que le fleuve Atrato, qui traverse la jungle. Dans cette pirogue, voyagent la narratrice et un enfant de trois ans qu’elle a recueilli nourrisson et élevé comme son propre enfant. Le but de ce voyage est d’aller à la rencontre de la mère de l’enfant. On découvre, peu à peu, les circonstances de cette « adoption » et le lien si fort qui unit la narratrice à l’enfant. Ce périple va durer plusieurs jours jusqu’à Bellevista où habite la mère biologique et sera fait de rencontres, de confidences, de solidarités dans les épreuves vécues à différents moments. L’enfant est noir comme la majorité des habitants de cette région et blanche sa mère adoptive, rendant plus flagrante l’absence d’hérédité. Contrairement aux autres passagers et aux habitants rencontrés lors de haltes dans les villages riverains du fleuve, on ignore le nom de la narratrice et celui de l’enfant. La figure maternelle revêt ainsi de multiples visages et pose des questions, par exemple celle de la légitimité de la mère adoptive. Peut-on donner la vie d’un côté et tout donner à l’enfant de l’autre jusqu’à y sacrifier sa vie ? La fonction maternelle ne peut-elle être partagée avec une mère biologique, voire exister sans elle ? D’autres figures maternelles sont diversement incarnées dans le roman.
Comme l’enfant, nous sommes bercés par les eaux de ce fleuve, les histoires des différents protagonistes et comme lui, nous n’avons nulle envie de voir les menaces qui affleurent et se précisent au fil de l’eau. On préfère savourer les descriptions de la nature et l’humanité qui se dégage des échanges entre les protagonistes, ignorer « quelques coups de feu de l’animal le plus dangereux ».
L’intérêt du lecteur est maintenu jusqu’à la fin dans ce roman très bien écrit et très bien construit, où la dure réalité faite de misère, de violence et de problèmes environnementaux n’apparaît que par petites touches jusqu’à une fin inexorable.
Martine Mestreit
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